Le retour très controversé des protéines animales transformées
Le 14 avril dernier le Standing Committee on Plants, Animals, Food and Feed (Scopaff - en français Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et de l’alimentation animale) a adopté une proposition visant à ré-autoriser l’utilisation des PAT (protéines animales transformées) pour l’alimentation de certaines espèces. Il s’agit ni plus ni moins qu’un feu vert de la Commission européenne à la nourriture des volailles et des porcs avec des résidus de viande provenant de non-ruminants et d’insectes. Cette décision - si elle est acceptée - contient en elle les germes d'un nouveau séisme alimentaire à l'échelle de l'Europe, dont les premières victimes pourraient probablement être les producteurs eux mêmes !

À l’heure du Green deal, il ne s’agit pas, c’est évident, de se lancer dans une vision productiviste de l’agroalimentaire, ni de "forcer" la nature. Au contraire, l’introduction des PAT procède d’une approche vertueuse. Recycler et valoriser les déchets issus de l’élevage et des sociétés d’équarrissage qui, non seulement concourrait au cycle de la vie, à la vie économique et sociale mais aussi au développement de certains territoires ruraux.
Un enfer pavé de bonnes intentions
La Commission européenne estime que la réintroduction des "farines animales" est compatible avec sa stratégie "de la ferme à la table". Ce retour des PAT permettrait, selon elle, de "mieux utiliser les protéines et autres matières premières pour l’alimentation animale". L’Europe apporte aussi la garantie de contrôles plus stricts et l’application de meilleures méthodes d’analyse des aliments pour animaux : "afin d’éviter tout risque et de contribuer à la vérification de l’absence de contamination croisée avec des protéines de ruminants interdites et de recyclage intraspécifique", précise la Commission. Autrement dit, juré, craché, le "cannibalisme" sera banni, et on ne verra ni porcs ni poules ingurgiter (sans le savoir, et sans que le consommateur le sache) leurs semblables.
De plus, l’apport des PAT aux ruminants restera interdit. Voilà de quoi rassurer un consommateur qui aura - peut être - en plus l’impression de faire un geste pour la planète, puisqu’il contribuera à réduire la dépendance de l’Europe à l’égard des protéines notamment végétales importées de pays tiers (Brésil notamment) et qui sont accusées de favoriser la déforestation.
ESB : le retour ?
Ce que le consommateur sait moins c’est que l’initiative de la Commission, envisagée depuis quelques années déjà, n’avait jamais complètement abouti. Progressivement, l’instance bruxelloise avait fait pression pour réintroduire ces "farines animales" et la France, initialement opposée, avait été contrainte, en 2013, de céder en permettant l’utilisation de farines de volailles ou de porc pour nourrir les poissons d’élevage et en 2017 pour les farines issues d’insectes (autorisation pour l'alimentation humaine accordée la semaine passée).
Les deux crises alimentaires majeures européennes ont durablement traumatisé les consommateurs européens. Ils n’ont pas oublié que ce sont ces farines animales qui ont été à l’origine des prions, éléments déclencheurs de l’ESB chez les bovins et de la maladie de Creutzfeldt-Jakob chez l’humain.
Depuis le consommateur est devenu à la fois plus méfiant et plus exigeant sur la composition des produits bruts ou transformés qu’il achète. La multiplication des labels, des QR codes et des blockchains permettant de retracer la composition de plats préparés en témoigne, et est censé rassurer ce consommateur échaudé face à l'ensemble des risques alimentaires.
Des cahiers des charges suffisants
Cependant, ces nouvelles technologies ne sont pas infaillibles. Les consommateurs, quand ils auront compris ce qui est en jeu, vont légitimement s’interroger sur les garanties que toute la chaîne de valeur pourra apporter quant à l’innocuité de ces farines. A fortiori puisque des cas d’ESB ont réapparu ces derniers mois, dont deux en Espagne : un en janvier 2021, dans un élevage de 353 bovins à Viniegra de Arriba ; et un autre en mars 2021, à Jerez de los Caballeros près de Séville, entraînant l’abattage de huit animaux.
En effet, tous les labels européens (Bio, AOP, IGP) s’appuient aujourd’hui sur des cahiers des charges stricts et contrôlés qui bannissent ces compléments alimentaires dont le gain nutritif reste incompatible avec des modes d’élevage respectueux de l’environnement, de la santé animale et de la santé humaine. Dans ce contexte, il n’est pas certain que les associations de consommateurs, dont beaucoup sont sensibles au bien-être animal, accordent du crédit aux arguments de la Commission qui entend valoriser, au nom de la protection de l’environnement, les déchets issus des abattoirs et des sociétés d’équarrissage.
Le consommateur est devenu à la fois plus méfiant et plus exigeant.
Des contradictions fondamentales
Les consommateurs, comme les défenseurs de l’environnement, devraient avoir beau jeu de soulever les contradictions entre le règlement PAT et l’esprit du Green Deal et son volet "de la ferme à la table". Il est en effet peu probable que la proportion naturelle de végétal/animal dans l’alimentation des porcs et des volailles soit scrupuleusement respectée. Porcs et volailles sont certes omnivores (par opportunité) mais la "viande" qu’ils peuvent ingérer (vers, insectes pour les volailles…), ne constitue qu’un complément d’une large dominante végétale.
La réintroduction possible des PAT s’oppose au concept même de One Health, mis en avant au début des années 2000, qui traduit la prise de conscience des liens étroits entre santé humaine, santé animale et état écologique global. Avec le retour des PAT, on assisterait à une régression, fondamentalement incohérente... plus, mais certainement pas mieux !
Créer une filière ad'hoc ?
Dans cette logique, la création d’une filière ad hoc serait-elle une solution alors que la logique d’ensemble du Green deal est de maîtriser les productions agricoles de toutes sortes, et leur impact sur l’environnement ?
Pour garantir l’innocuité de ces PAT, les États et les filières devront s’accorder à certifier l’étanchéité des lignes de production, par la mise en place d’installations nouvelles, de contrôles renforcés, de processus de traçages supplémentaire, de la ferme à l’assiette. Par quelles techniques et à quel coût ? Par qui sera-t-il supporté ? Par les consommateurs finaux, qui du coup trouveront une raison supplémentaire de ne pas se tourner vers ces produits ? Par la grande distribution ? Ce serait une première…
Les agriculteurs français qui se sont pleinement engagés dans la voie de la transition écologique, et qui ont été échaudés et profondément impactés par les conséquences des crises sanitaires précédentes, qu'ils ont d'ailleurs plus subi que géré, regarderont sans doute à deux fois avant de nourrir leurs animaux avec les PAT, à condition qu'ils en aient bien sûr la possibilité concrète. Ils savent parfaitement que leur réputation mais aussi celles de la filière agroalimentaire et de la distribution sont en jeu. Ils ont conscience qu'ils ne maîtrisent pas totalement la composition des aliments qu'ils distribuent, et qu’ils ont beaucoup à perdre surtout après les périodes de confinement qui leur ont permis, pas uniquement grace aux ventes directes à la ferme, et aux circuits courts de retisser des liens de confiance avec le consommateur. Réintroduire les PAT ruinerait les efforts engagés depuis des années. l’objectif que s’est fixé la Commission est d’adopter le règlement sur les PAT au troisième trimestre 2021.
Une recommandation de l'Anses fin mai
Saisie par le ministère de l’Agriculture fin 2020, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), s’apprête à rendre un avis, au plus tard fin mai, sur l’autorisation de ces farines animales pour les volailles et les porcs. La sagesse lui recommanderait probablement de surseoir à cette mesure, au pire de tolérer des expérimentations dans un cadre sévèrement réglementé et limité.
Des traités internationaux faillibles
Des associations de consommateurs s’inquiètent de la manière dont les traités internationaux permettent de contourner les règles européennes sur le recyclage intraspécifique. C’est le cas du CETA 2, entre l’Union européenne et le Canada, qui prévoit à terme l’importation sur le sol européen de plus de 45 000 t de viande bovine (contre 4 160 t aujourd’hui) et de 75 000 t de viande porcine (5 500 t aujourd’hui) canadienne. Ce que le consommateur français et européen ignore, c’est que la législation canadienne autorise l’utilisation de certaines protéines, comme les farines de sang (de bovin) et la gélatine de bœuf dans la constitution des PAT qui servent de compléments alimentaires … aux bovins canadiens.
Le plus inquiétant est qu’à ce jour, aucune règle européenne ne permet de refouler à la frontière ces bovidés canadiens, nourris aux PAT de bœuf.
Ce sont bien deux visions de l’élevage et deux conceptions de la consommation qui s’affrontent.